Frédérique LENGER, Mathematica &
Paedagogia, n° 5, (1954-1955)
Réflexions sur l'enseignement des mathématiques
aux enfants dits "peu doués" *
Existe-t-il des enfants peu doués ? Avons-nous raison de formuler un tel jugement de valeur ? Sur quelle réalité repose ce verdict qui trop souvent classe et condamne ?
Il nous semble que la notion de "peu doué" et de "bien doué" soit extrêmement fragile et même dangereuse. Il se peut que dans un système de référence déterminé, par exemple celui du milieu scolaire actuel ou d'un milieu familial et social particuliers, un enfant se classe parmi les "peu doués". Mais modifions le système de référence et plaçons le même enfant sur un terrain de sport, dans un groupe d'art dramatique, en colonie de vacances, dans un autre milieu scolaire ou même parfois simplement au contact d'un autre maître, et ce même enfant se classe parmi les "bien doués".
Lorsqu'un enfant nous semble peu doué parce qu'il ne réussit pas à résoudre correctement les tâches que nous exigeons de lui, n'est-il pas logique de nous demander si ce n'est pas nous qui commettons des erreurs dans notre communication avec lui ? Sommes-nous en droit de tranquilliser notre conscience parce que certains enfants semblent profiter de notre enseignement ? Et n'y aurait-il qu'un seul élève à ne pas tirer parti des heures de travail passées ensemble, ne serait-ce pas une raison suffisante pour mobiliser toute notre énergie et pour chercher à comprendre les causes qui rendent notre enseignement inefficace dans ce cas particulier ?
Dans le domaine mathématique, le problème est particulièrement aigu, si aigu même qu'il s'est forgé un mythe, celui de la "bosse des mathématiques". Notre conviction profonde est que ce mythe ne se justifie pas, qu'il n'existe pas d'enfant qui ne soit capable de comprendre et d'aimer les mathématiques, qu'il est possible de développer un climat fait de confiance et de joie dans lequel l'élève se découvrira réellement créateur.
Dans cet article, nous limiterons les observations sur lesquelles repose cette conviction au cas d'adolescentes de 12 ans. Nous avons choisi une situation particulière avec l'intention que notre argumentation soit précise et facilement contrôlable par d'autres maîtres. Nous avons choisi un âge de transition parce que précisément le changement du système de référence qui s'opère dans le monde de l'enfant peut être décisif, tant en bien qu'en mal. Nous avons choisi la période de 12 ans parce que nous avons la chance d'être, depuis 4 ans, titulaire d'une classe d'enfants dits "peu doués" – première Familiale – et de les observer dans d'autres circonstances que les leçons de mathématiques – excursions scolaires, activités d'art dramatique, etc…
En relisant le programme de première Familiale, nous sommes frappée par les intentions qui semblent en avoir guidé l'élaboration. Et, de fait, que conseille le programme ? Puisque ces fillettes sont de futures ménagères, de futures mères de famille, appelées à remplir des fonctions sociales intéressantes certes, mais peu intellectuelles, le programme nous engage à donner un enseignement qui tienne compte des intérêts futurs des enfants et à puiser les exemples et les applications dans la vie quotidienne et pratique. En arithmétique, il s'agit de viser davantage à la connaissance du mécanisme du calcul plutôt qu'au calcul en soi. En géométrie, étudier des figures particulières, faire du dessin décoratif, centrer le cours sur les objets et les formes qui seront du domaine féminin plutôt que sur les relations purement géométriques.
Notre expérience nous dit que le programme nous engage sur une fausse piste et que pour donner un enseignement correct et efficace, nous ne devons pas penser à la future femme, mais à l'enfant actuelle de 12 ans engagée dans ses propres problèmes qui absorbent toute son énergie.Notre expérience nous dit que nous ne devons pas donner à ces enfants un enseignement "au rabais", que nous ne devons pas leur offrir un programme amputé de tout ce qui fait que les mathématiques sont des mathématiques. Au contraire, pensons à elles comme à des mathématiciennes et proposons-leur des situations arithmétiques et géométriques qui mobilisent leur énergie et soient un défi à leur imagination.
Nous ferons quelques suggestions.
I. – En Géométrie.
Aux enfants qui craignent les mathématiques et qui manquent de confiance en elles, nous donnons un compas et nous demandons de dessiner librement en utilisant uniquement cet instrument. Nous observons leurs compositions en général très variées et nous les engageons à exprimer oralement leurs impressions. A condition qu'un temps suffisant soit consacré à ce premier contact avec la géométrie et qu'aucun impératif ne vienne troubler les tracés spontanés de l'enfant, nous recueillons un matériel intéressant où abondent les figures à symétrie d'ordre 4 et 6 et où certains ensembles de cercles se structurent.
Un autre moment de l'initiation géométrique est consacré à des exercices de perception visuelle. Le choix des figures est très grand. Parmi les figures les plus fécondes que nous utilisons, citons l'hexagone régulier dessiné avec ses trois diagonales et l'étoile hexagonale régulière [1] .Apprendre à voir dans un dessin géométrique toutes les figures qui s'y trouvent et qui sont juxtaposées ou bien se recouvrent partiellement nous semble une étape de la formation mathématique qui ne doit pas être négligée.
Un autre champ d'étude fécond où nous puisons le sujet de nombreuses leçons est celui de certains ensembles de figures dont la structure à la fois simple et intéressante conduit l'élève à découvrir des relations géométriques importantes. Nous donnerons un exemple qui, dans notre expérience, a été une source vive. Il s'agit de l'ensemble formé par deux familles de cercles concentriques. Si nous nous intéressons aux couples de cercles égaux, nous obtenons des couples de points formant la médiatrice du segment joignant les deux centres et l'attention est alors immédiatement portée sur la symétrie de la figure. Si nous nous intéressons aux losanges dont la diagonale commune est le segment joignant les centres ou aux triangles isocèles dont la base est ce même segment, nous obtenons des ensembles caractéristiques de figures et de nouvelles propriétés de la médiatrice. Si nous nous intéressons aux cercles dont la somme des rayons est constante, leurs points d'intersection décrivent une ellipse et, mieux encore, une famille d'ellipses homofocales. Ce seul exemple nous semble suffisant pour suggérer l'infinie variété des relations qui existent en puissance dans une situation géométrique bien choisie. A nous de découvrir quelles sont les situations les plus fécondes.
II – En Arithmétique.
Nous sommes guidée par le même souci de laisser l'enfant découvrir des relations mathématiques en lui proposant des situations qui éveillent sa curiosité. En voici quelques exemples.
Nous écrivons une somme de 7 termes choisis en progression arithmétique (17 + 24 + 31 + 38 + 45 + 52 + 59) et nous disons à l'élève : "observe ces nombres, découvre des relations entre eux, opère des groupements et calcule la somme, de diverses manières". Nous lui proposons d'autres additions où l'ordre des termes en progression arithmétique est modifié puis nous lui soumettons l'exercice classique : "calcule la somme des 100 premiers nombres entiers." Nous avons vu des enfants de 12 ans en chercher passionnément la solution et trouver diverses méthodes intéressantes. D'une manière générale, chaque fois que nous proposons des exercices de calcul, nous intéressons les élèves davantage aux procédés qui conduisent au résultat plutôt qu'au résultat lui-même et c'est pour nous un fait d'expérience que les enfants sont curieuses de comprendre l'articulation d'un calcul.
S'agit-il de problèmes, nous avons observé que si les fillettes de 12 ans restent indifférentes à des problèmes mettant en jeu des données ménagères ou des faits de la vie quotidienne et pratique, elles réagissent avec intérêt à des énoncés originaux, mystérieux, imprévus ou les mettant elles-mêmes en cause. C'est ainsi qu'un même problème de partage est accueilli différemment suivant qu'il met en cause Pierre et Jean ou bien Yolande et Jacqueline, deux élèves de la classe.
Lorsque nous abordons la théorie des proportions et que nous plaçons quatre nombres en proportion dans les quatre cases d'un carré en disant qu'il s'agit d'un carré magique dont il faut découvrir les propriétés, la curiosité est immédiatement éveillée et la pensée mathématique fortement stimulée. De même, des problèmes qui ne suscitent pas en général grand enthousiasme, sont abordés avec infiniment plus d'intérêt si leur solution donne la clé de mots croisés mathématiques.
Il nous arrive aussi de demander à l'enfant de composer un énoncé de problèmes dont la structure vient d'être étudiée. C'est un exercice fécond pour diverses raisons : il nous révèle souvent bien des incompréhensions et des difficultés dont nous n'avions pas conscience et il peut aussi nous livrer certains aspects de l'âme enfantine, tel l'énoncé suivant écrit par une fillette : "Une maman partage 19 noix entre sa petite fille et une amie de celle-ci de telle manière que sa petite fille reçoive trois noix de plus que son a mie." Ce texte nous donne une mesure de la générosité de l'enfant.
Conclusion.
Notre intention était d'être l'avocat de l'enfant et de le défendre contre un jugement dangereux porté souvent hâtivement et qui peut blesser sa sensibilité et le priver des joies d'une activité mathématique harmonieuse. Nous avons fréquemment l'occasion de donner des leçons de mathématiques à des enfants jeunes [2] , dont nous ne sommes pas maîtresse de classe et nous avons observé que bien des élèves médiocres au dire de leur institutrice, se révèlent bien douées dans nos contacts avec elles. Nous pensons qu'il a suffi de les aborder librement, en leur faisant également confiance à toutes, pour que des obstacles dont la cause est souvent étrangère aux mathématiques, disparaissent instantanément.
Il nous semble que le problème de l'enseignement des mathématiques peut être abordé dans une perspective nouvelle.